Au royaume de la post-vérité, les poissons rouges sont rois
Il y a des jours où j’ai envie de prendre mon vaisseau spatial imaginaire et d’aller sur Aldébaran. Là-bas, j’irais trouver la mantrisse, créature fantastique inventée par le dessinateur Léo, pour lui dire qu’il ne sert à rien de nous donner ses gélules miraculeuses, car tout est déjà fichu.
La semaine dernière, j’ai éprouvé ça en regardant ceci :
Mon vaisseau étant en réparation, j’ai finalement décidé de faire un fact-checking de cette vidéo.
« Le temps d’attention d’un poisson rouge dans son bocal a été calculé par Google à 8 secondes. Et le temps d’attention de la plupart d’entre nous, c’est 9 secondes. On est en train de devenir des poissons rouges enfermés dans notre bocal. Et notre bocal, c’est nos écrans ».
La nouvelle a de quoi donner le vertige : une seule et petite seconde sépare le temps d’attention d’un être humain de celui du poisson rouge. Notre esprit, qui a mis des millénaires à se développer et qui a su braver les affres de la sélection naturelle, est en train de disparaître. Pourtant, à bien y réfléchir, cette statistique pose problème.
Alors que nous nous apprêtons à célébrer le cinquantenaire du premier pas de l’Homme sur la Lune, nous pouvons nous demander à quel moment le temps d’attention du poisson rouge est devenu la nouvelle terra incognita de l’humanité ? Osef, les recherches sur les lunettes à réalité augmentée, le transhumanisme, l’ordinateur quantique et les voitures autonomes (!), Google a décidé de mettre le paquet afin de découvrir combien de temps d’attention un poisson rouge peut accorder à son célèbre moteur de recherche.
Présenté de la sorte, cela a de quoi faire sourire et permet de relativiser la véracité de la nouvelle. Pourtant, elle pointe un problème sociétal beaucoup plus grave que celui de la perte d’attention : celui des fake news ou infox et de leurs effets dévastateurs sur notre cerveau. Aussi, à celles ou ceux qui voudraient bien se donner la peine de vérifier cette nouvelle, la découverte du temps d’attention du poisson rouge se révèle être une fausse information qui circule sur le web depuis plusieurs années. En 2017, Jean-François Dortier avait déjà consacré un éditorial de Sciences Humaines[1] à cette pseudo-découverte scientifique issue à l’époque d’un rapport de chez Microsoft. Dortier avait largement démontré la non-fiabilité et la non-crédibilité de la source première : le Statistic Brain Research Institute étant un faux institut. Simon Maybin, journaliste à la BBC, avait aussi fact-checké la nouvelle et en était arrivé à la même conclusion [2].
Pourtant, en 2019, cette fausse information ressort dans le livre de Bruno Patino La Civilisation du poisson rouge (2019) avant qu’il ne la reprenne dans sa vidéo Konbini. Elle apparaît dans le chapitre premier de l’ouvrage[3], lorsque Patino décrit une conférence de presse Google à destination des professionnels des médias. La comparaison entre le temps d’attention du poisson rouge et de l’humain sert d’accroche à l’employé Google : une donnée percutante et racoleuse dont le but est de capter l’attention de l’auditoire. L’absence de référence à l’étude source tant dans les notes de bas de page, que dans la bibliographie de La Civilisation du poisson rouge converge une fois de plus vers la fausseté de l’information.
« Il y a eu une étude qui disait qu’au-delà de 30 minutes passées par jour sur les réseaux sociaux, la santé mentale des plus jeunes était menacée »
Si les dissertations débutant par « de tous temps » provoquent de l’urticaire aux professeurs de philosophie, les affirmations commençant par « il y a eu une étude qui disait que… » provoquent tout autant une vive réaction chez les individus faisant preuve d’esprit critique. Ainsi, faire mention d’une étude sans en citer la source n’est pas une chose appréciable dans une société devant faire face aux affreux des théories du complot et autres joyeusetés résultant de la propagation d’informations erronées ou fausses.
Pourtant, il n’y a rien de honteux à faire référence à l’étude qu’ont mené Melissa G. Hunt et Jordyn Young afin d’établir l’influence de la limitation des usages des réseaux sociaux numériques (RSN) sur le sentiment de solitude et de dépression chez des étudiants de l’Université de Pennsylvanie[4]. De l’avis même des deux chercheuses, même si les résultats obtenus vont dans le sens d’une amélioration du sentiment de bien-être corrélative à une baisse de consommation des RSN, ils ne peuvent toutefois faire acte d’autorité du fait de leurs nombreuses limites : 1) les participants pouvaient toujours utiliser Facebook, Instagram et Snapchat sur un ordinateur et se connecter à d’autres RSN (Pinterest, Twitter, Messenger, Tumblr, etc.) ; 2) seuls les utilisateurs d’Iphone ont pu être étudiés, ce qui exclut les pratiques liées aux utilisateurs d’Android ; 3) un certain nombre de participants n’a absolument pas respecté les consignes. Autrement formulé, si l’étude de Hunt et Young pose des jalons, elle ne peut être prise pour argent comptant. Quant à la conclusion de restreindre l’usage des RSN à 30 minutes par jour, ceci n’apparaît nullement dans l’article… mais dans le résumé. Il est bien connu qu’il est plus pratique de survoler un résumé, que de lire dix-sept pages d’une étude en psychologie sociale en anglais.
Concernant l’effrayant concept de « santé mentale », il renvoie à une multitude de représentations (pour ne pas parler de fantasmes). D’après l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) : « on définit la santé mentale comme un état de bien-être qui permet à chacun de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie, de travailler avec succès et de manière productive et d’être en mesure d’apporter une contribution à la communauté » [5]. Cet état peut être altéré par des troubles, tels que la dépression, les troubles anxieux, voire les troubles bipolaires ou la schizophrénie. Ainsi, les situations pouvant affecter la santé mentale d’un individu s’étendent sur un large spectre allant du « normal » au pathologique.
Aussi, il ne faut pas prendre l’affirmation de Bruno Patino au premier degré. Il existe bien une corrélation entre le sentiment de bien-être des individus et leur temps de connexion aux RSN. Pour autant, cela ne transformera pas nos jolies têtes blondes en psychopathe ou en serial killer.
De même, ce n’est pas en mixant des éléments d’information approximatifs que l’on obtient une information fiable. Quoiqu’il arrive, l’information sera toujours aussi inexacte.
Les 6 maladies nées de notre dépendance aux écrans
À trop consommer nos écrans, nous sommes en train de tomber malade. Nous ne pouvons pas le nier : le numérique a changé quelque chose en nous… pour le meilleur, comme pour le pire. Pourtant, sommes-nous tous malades ? À écouter Bruno Patino, il semblerait que oui. Dormeur sentinelle, nomophobie, phnubbing, assombrissement, schizophrénie de profil, athazagoraphobie, nous pouvons pratiquement tous être catégorisés dans une de ses pathologies. Oui, mais… après recherches, il s’avère que tout ceci soit inexacte, voire faux.
Le dormeur sentinelle
Après investigation, ce terme renvoie à l’Institut National du Sommeil et de la Vigilance (INSV). Ce dernier n’est pas un institut de recherche sur le sommeil, mais une association de loi 1901 fondée en 2000 pour promouvoir le sommeil et ses pathologies. Il est toutefois présidé par Joëlle Adrien, chercheuse à l’Inserm, ce qui pousse à s’attendre à une certaine fiabilité de l’information. Quelques investigations supplémentaires montrent que l’INSV parle bien de « dormeur sentinelle », mais pas dans le sens proposé par Patino. Dans un communiqué de presse sur la 16ème journée du sommeil (INSV / MGEN) [6], Sylvie Royant-Parola, psychiatre et vice-présidente de l’INSV, désigne sous le terme de « dormeur sentinelle » l’impact de notre temps passé au lit devant un écran sur la qualité du temps de sommeil. En d’autres mots, sous ce néologisme de circonstance, Royant-Parola décrit le fait que : « Les Français adeptes de nouvelles technologies le soir passent plus de temps au lit avant d’éteindre leur lumière. Après avoir éteint la lumière, ils mettent aussi plus de temps à s’endormir »[7].
À aucun moment, ce communiqué de presse ne fait mention d’un état de veille où l’individu se réveillerait régulièrement afin de consulter le fil d’actualité des RSN. Le « dormeur sentinelle » de Patino n’est pas celui de l’INSV, mais une réinterprétation libre et personnelle.
La nomophobie et le phnubbing
Diriez-vous que la grossophobie est une maladie devant faire l’objet d’une classification par l’OMS ? Ou encore d’une personne, coupant la parole des autres, qu’elle est malade ? Non ? Il s’agit dans le premier cas d’un néologisme où le suffixe « phobie » est quelque peu exagéré, car, dans la majorité des cas, il ne s’agit que d’une banale anxiété ; dans le second cas, d’un manque de savoir-vivre.
Sommes-nous face à des maladies ? Je ne crois pas.
L’assombrissement, la schizophrénie de profil, l’athazagoraphobie
Bruno Patino conclut sa vidéo par trois grandes maladies dont les noms et les descriptions font peur. Enfin, jusqu’à ce que l’on découvre la source de référence.
Chapitre 2 de La Civilisation du poisson rouge, Patino écrit :
« Le Near Future Laboratory, un groupe de travail rassemblant experts et médecins, a pu en observer quatre [fragilités mentales liées aux écrans] : le syndrome d’anxiété, la schizophrénie de profil, l’athazagoraphobie et l’assombrissement ».
Le Near Future Lab… un groupe de travail rassemblant experts et médecins… le Near Future Lab ?
Le même Near Future Lab fondé par Nicolas Nova ? Le Near Future Lab spécialisé dans le design fictionnel et composé d’une équipe d’ingénieurs du design et d’ethnologues ?
Le Near Future Lab qui sur son site web écrit : « What We Do ? We explore futures, chart the unexpected and transform opportunities into new and tangible forms. At the Near Future Laboratory, our goal is to understand how imaginations and hypothesis become materialized to swerve the present into new, more habitable near future worlds. We work from a variety of conceptual and creative platforms to help explicate context and explore future states, including various calibers of research — from the field to the desk to the lab bench and everything in between »[8]? Ou autrement formulé, le Near Future Lab qui n’est autre qu’une agence de recherche et de prospective qui s’intéresse aux imaginaires du futur ?
Le Near Future Lab qui a conçu la page web 6andMe, une fausse page web qui liste des pathologies fictionnelles liées au numérique ? Et afin d’éviter tout malentendu a écrit en grand en bas de la page 6andMe:
Traduction : « Comme toute autre révolution informatique, les médias sociaux provoquent de nouveaux types d’angoisses et de peurs liées au stress fonctionnel. Il s’agit d’une fiction de conception destinée à provoquer des discussions sur des interfaces, des plateformes, des algorithmes et des modèles de conception de médias sociaux innovants qui ne se concentrent pas uniquement sur la vitesse, le « maintenant » et l’accumulation de « moments ». Les médias sociaux qui informent, surprennent, se souviennent, provoquent mais sans prier pour notre attention ».
Ah oui ! Il s’agit bien de ce Near Futur Lab.
Au risque de formuler une évidence, l’assombrissement, la schizophrénie de profil, l’athazagoraphobie sont des pathologies fictives présentées sur la page web d’un groupe de recherches scientifiques fictif. Au Near Futur Lab, il y a bien des experts, mais uniquement en design, en ethnologie et en informatique. Leurs travaux consistent à articuler supports et hypothèses de réflexion sur le devenir de notre société afin de soulever le débat. Bref, de nous faire réfléchir !
Même si les travaux de ce groupe ont de nombreuses qualités esthétiques et philosophiques, il n’est pas possible de les citer sans mentionner le fait qu’il s’agit de projections et donc de (science) fictions. Postuler l’inverse, reviendrait à soutenir que Black Mirror est une série documentaire.
Il y a décidément quelque chose de pourri à l’ère de la post-vérité.
La question n’est plus de savoir si les choses sont vraies ou fausses, mais si elles provoquent de l’émotion. Notre système limbique a pris le pas sur notre cortex cérébral. Nos capacités de réflexion ont été mises sur off. À force de renoncer à notre esprit critique, nous sommes en train d’abdiquer à ce qui fait de nous des êtres pensants. Nous ne nous transformons pas en poissons rouges, mais en moutons. Pourtant, il est une chose que l’histoire du mouton de Panurge nous aura bien apprise : à force de suivre sans exercer son esprit critique, on finit par se noyer.
À l’heure du numérique, où pour certains nos écrans nous enferment, il est bien connu qu’il vaut mieux être un poisson rouge, qu’un mouton dans un bocal.
[1] DORTIER, J. (2017). « La concentration : du poisson rouge à Thomas Edison ». In. Sciences Humaines, 298(12), p.9 (Consulté le 16/06/2019). Disponible sur l’url : https://www.cairn.info/magazine-sciences-humaines-2017-12-page-9.htm.
[2] MAYBIN, S. (2017). « Busting the attention span myth ». In. BBC. (Consulté le 16/06/2019). Disponible sur l’url : https://www.bbc.com/news/health-38896790
[3] Ayant travaillé sur la version numérique du livre, je ne peux malheureusement pas fournir la pagination.
[4]HUNT G. Melissa et YOUNG Jordyn. « No more FOMO : Limiting social media decreses loneliness and depression ». In Journal of Social and Clinical Psychology, n°37 (10), novembre 2018, p. 751-768. (Consulté le 16/06/2019) Disponible sur l’url : https://www.researchgate.net/publication/328838624_No_More_FOMO_Limiting_Social_Media_Decreases_Loneliness_and_Depression
[5]Définition consultable sur la page suivante : https://www.who.int/topics/mental_health/fr/
[6]INSV / MGEN. « CP Journée Sommeil 2016 ». In. Institut sommeil vigilance. (Consulté le 16/06/2019) Disponible sur l’url https://institut-sommeil-vigilance.org/wp-content/uploads/2019/02/CP_Journee_Sommeil2016.pdf
[7] Ibid.
[8] Trad.: « Ce que nous faisons ? Nous explorons les futurs, cartographions les imprévus et transformons les opportunités en de nouvelles formes concrètes. Au Near Futur Laboratory, notre objectif est de comprendre comment l’imagination et l’hypothèse se matérialisent pour transformer le présent en un nouveau monde plus habitable, plus proche du futur. Nous travaillons à partir d’une variété de plateformes conceptuelles et créatives pour aider à expliquer le contexte et explorer les états futurs, y compris différents niveaux de recherche – du terrain au bureau, en passant par le laboratoire »