J’ai perdu 4 ans de travail !
Après une longue et salutaire déconnexion numérique, je ressens à nouveau le besoin de partager mes questionnements professionnels. Toutefois, il me paraît impossible de le faire sans poster en premier cet article.
2021-2022 a été une année scolaire marquée par un grand nombre de projets en faveur de l’action culturelle au sein de mon collège. Que cela soit avec l’intervention d’une conteuse dans le cadre du festival VOOLP, la venue de Cassandra O’Donnell, l’accueil du spectacle Mary Prince, la participation du club manga à un prix littéraire et bien d’autres encore, l’année a été riche.
Elle l’a d’autant plus été d’un point de vue personnel que lors de la prérentrée, j’annonçais ma grossesse. Dans la perspective de mon congé maternité, j’avais organisé mon travail afin de rendre la prise de poste la plus simple possible à mon.a remplaçant.e., mais aussi afin de garantir une continuité de service en mon absence.
Sauf que cela était sans compter sur la loi de Murphy et son terrible postulat : « tout ce qui est susceptible d’aller mal, ira mal » !
Suite de ma troisième échographie, le début de mon remplacement a été quelque peu précipité (RCIU + prééclampsie = team néonat). J’ai malgré tout pris le temps de faire parvenir à mes collègues, à ma direction et à ma remplaçante un mail de transmission. Bien évidemment, j’avais aussi indiqué mes coordonnées pour toute question que ma remplaçante pourrait avoir.
Six mois sont passés sans nouvelle de sa part. Ce qui pour moi signifiait que tout allait bien.
Vers la fin de mon congé, j’ai commencé à percevoir des signaux alarmants émanant de mes collègues et de ma principale. Puis, lorsque ma remplaçante m’a envoyé un message trois jours avant la fin de son remplacement afin de me demander comment fonctionnait le CDI et où se trouvait la machine pour coter les livres, j’ai sérieusement commencé à m’inquiéter. À mon retour, j’ai clairement désenchanté.
De Lucette, la plante verte du CDI, il ne restait que des morceaux allègrement coupés aux ciseaux. De la commande de livres arrivée en mon absence, rien n’avait été traité. Des périodiques, aucune trace ni dans la base, ni en rayon.
Le CDI avait été réaménagé afin de n’accueillir plus que dix élèves dans 300 m2. Cela donna lieu à un petit jeu de « tables musicales » entre ma remplaçante, les AED, l’administration et les élèves : les lundis et les mardis, ma remplaçante sortait les tables du CDI pendant que les jeudis et les vendredis, les AED, les élèves et l’administration les y remettaient. Les étagères furent réorganisées en rangement kilométrique serré sans subdivision dans les documentaires ou séparation alphabétique dans les romans. De même, les rayonnages avaient tous été montés d’un plateau, de sorte à rendre inaccessible une partie du fonds à tout élève faisant moins d’1m70. Quant à la signalétique, elle a très certainement terminé sa vie dans la poubelle, puisque après une telle réorganisation elle était devenue obsolète.
Enfin, une perte significative de confiance en ce lieu-refuge qu’est le CDI s’était très largement opérée chez les élèves. À mon retour, l’ouverture en pause méridienne qui faisait les riches heures du CDI (un joyeux bordel voyant passer entre quarante à cinquante élèves pour y lire, travailler, jouer ou simplement discuter) avait laissé place à un lieu triste, vide et silencieux. Le constat fut le même lors des heures de permanence où habituée à voir un CDI plein à craquer, je me trouvais d’un coup avec dix à quinze élèves qui n’osaient ni se déplacer, ni toucher à un livre.
En résumé, en six mois d’absence, dont quatre de remplacement à mi-temps, j’ai matériellement perdu quatre années de travail d’aménagement de l’espace, d’organisation documentaire, d’adaptation de la signalétique et de construction d’une « culture CDI ».
Certaines choses sont certes récupérables. D’autres issues d’essais, d’observation et de dialogue avec les élèves le sont moins.
Si je ne suis pas la dernière à prôner l’échange et la mutualisation de pratiques, je reste assez sceptique quant aux transformations majeures qu’un.e remplaçant.e de courte durée peut apporter à un lieu fonctionnant bien. Cela m’interroge d’autant plus lorsque ces modifications se font hors-sol — c’est-à-dire sans sociographie ou/et sans base théorique, voire (soyons méchante) sans culture professionnelle — : celles-ci pouvant mettre en péril le travail d’un.e confrère.soeur.
Loin de moi, l’idée de dénigrer les professeurs documentalistes en charge de remplacement. Fort heureusement, une majorité d’entre eux fournit un travail incroyable. Toutefois, ma malheureuse expérience m’interroge sur le rôle et les missions qu’a à jouer un.e professeur.e documentaliste remplaçant.e au sein d’un établissement, mais aussi sur les représentations sociétales et institutionnelles enchevêtrées à notre profession.
Ce métier ne se limite pas à la capacité à ouvrir la porte du CDI et à classer les documents par ordre alphabétique (cela, un robot pourrait le faire), mais il embrasse l’art pédagogique et documentaire d’éveiller les esprits. Il s’agit d’un atout sans lequel l’École ne serait qu’une fabrique de géants aux pieds d’argiles.
Si cette opinion est ancrée au sein de la profession, elle l’est beaucoup moins chez les autres. Sinon je n’aurais pas perdu quatre ans de travail par le truchement de ma remplaçante.