Penser les censures (3/4) : les bibliothécaires face à la censure
La censure est un sujet sensible, pour ne pas dire tabou chez les bibliothécaires (Kuhlmann et all., 1989). En effet, la fonction première des bibliothèques publiques est de permettre la formation citoyenne et l’accès à l’information, au savoir et à la culture. C’est pourquoi leurs politiques documentaires et de développement des collections portent intérêt aux usagers dans un contexte communautaire local et sont fortement tributaire de la politique publique. Il s’agit d’un droit fondamental stipulé dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme (1949), ainsi que dans de nombreux autres textes faisant référence dans la profession : le Manifeste Unesco pour la bibliothèque publique (1994), la Déclaration de Glasgow (2002), le Manifeste IFLA pour l’Internet (2014) pour les références mondiales ; la Charte des bibliothèques français (1991) et la Bib’lib (2015) pour les références françaises. En somme, avouer qu’il existe de la censure au sein des bibliothèques publiques reviendrait à faire l’aveu d’une forme d’échec.
Ainsi, lorsque la question de la censure est abordée dans les publications professionnelles (Bibliothèque(s), BBF, etc.), elle est d’abord entendue comme un sujet qui concerne la littérature et la création littéraire par le biais des grandes affaires de censure (Madame Bovary de Gustave Flaubert, Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire, les écrits du Marquis de Sade, Lolita deVladimir Nabokov, Les Versets sataniques de Rushdie, etc.). Elle est aussi souvent présentée comme une pratique issue d’un autre temps, c’est-à-dire associée à des périodes historiques précises et toujours tumultueuses, à l’instar de l’Ancien Régime, la Révolution française ou encore le Régime de Vichy. Lorsque son cadrage est contemporain, la censure semble toujours s’exercer en dehors de la France [1]. C’est pourquoi, nous pouvons dire que la censure est davantage évoquée, qu’explicitement discutée. Comme l’a écrit Michel Melot, il y a « censures sur la censure » (2008 : 10) !
L’existence de facteurs endogènes aux bibliothécaires
Les réflexions des professionnels des bibliothèques (et de la documentation) en France ne se portent que rarement sur une étude pratique de l’activité censoriale. À ce jour, nous n’avons pas connaissance d’études quantitatives ou qualitatives françaises pouvant rivaliser avec celles faites aux États-Unis et au Canada depuis les années 1950. Par conséquent, l’ensemble des références que nous allons présenter est largement nord-américain, non en raison d’une accointance pour cette aire culturelle, mais par un réel défaut d’équivalent français.
Afin de les présenter, nous avons choisi de nous reporter à l’article de Judith Serebnick « A review of research related to censorship in libraries » (1979). Bien que ce travail soit daté, il continue aujourd’hui à être cité en référence. En effet, la réflexion de Serebnick permet aussi bien d’intégrer les études antérieures à sa parution (Marjorie Fiske [1959], Charles Busha [1971], Claire England [1974], etc.), que celles ultérieures (Réjean Savard [1984], Alvin M. Schrader [1995], Ann Curry [1997], etc.).
Toutefois, il faut garder à l’esprit que les études que nous allons présenter sont fortement contextualisées spatialement et temporellement. Historiquement et culturellement, les pays nord-américains n’entretiennent pas les mêmes rapports que la France vis-à-vis de la religion et des groupes de pressions. Comme l’a démontré Schrader (1995) dans sa recherche sur les plaintes reçues par les bibliothèques publiques au Canada (Québec inclus), la prédominance de la langue influence fortement la fréquence des plaintes et leurs suites au sein des bibliothèques publiques. Ainsi, si le Québec est l’un des endroits du Canada ayant reçu le moins de plaintes entre 1985 et 1987, il s’agit aussi de la province qui cède le plus le pas aux objections formulées par les membres de la communauté (Schrader, 1995 : 85).
Dans les études s’intéressant à la censure dans les bibliothèques publiques, la pratique censoriale est souvent mise en perspective avec la notion de liberté intellectuelle. Cette dernière incarne la parfaite antithèse de la censure : la liberté intellectuelle caractérise la libre circulation des idées, alors que la censure est la manifestation d’une régulation aveugle et arbitraire des avis et des formes d’expression.
Serebnick constate que cette notion de liberté intellectuelle est sécable (Fiske, 1959 ; Busha, 1971). Autrement dit, elle appelle des attitudes non univoques variant entre une définition théorique et un comportement. En effet, la grande majorité des bibliothécaires nord-américains se prononcent généralement en faveur des principes liés à la liberté intellectuelle. Malgré tout, nombre d’entre eux reconnaissent qu’il est parfois légitime de restreindre, voire d’interdire l’accès à un document. Par ailleurs, les recherches démontrent que la majorité des documents censurés ou restreints d’accès, aux États-Unis ou au Canada, le sont par les bibliothécaires eux-mêmes, sans qu’aucune pression extérieure n’intervienne (England, 1974). Les chercheurs imputent ce comportement à des facteurs endogènes, c’est-à-dire à des raisonnements et réflexions internes à l’individu. Judith Serebnick regroupe ces facteurs endogènes sous l’appellation de librarian variables.
Ainsi, les chercheurs se sont intéressés à identifier les variables internes aux bibliothécaires pouvant expliquer les facteurs endogènes : Busha (1971) et Frihida (1986) en tentant de les corréler à la personnalité autoritaire telle que défini par Adorno [2] ; ou encore England (1974) et McAfee (1993) en s’intéressant à l’estime de soi des bibliothécaires.
Les facteurs exogènes issus de l’environnement des bibliothécaires
Évidemment, les facteurs endogènes ne sont pas les seuls à entrer en ligne de compte dans les pratiques censoriales. Les recherches ont aussi pointé l’existence d’éléments issus de l’environnement externe aux bibliothécaires, à savoir des facteurs exogènes. Judith Serebnick les a organisés autour de cinq grandes classes :
1° les variables institutionnelles (library variables) regroupent la structure organisationnelle et légale de la bibliothèque. En effet, il a été constaté que l’influence du conseil d’administration sur la politique de développement des collections ou la résolution des plaintes dans les bibliothèques publiques (Fiske, 1959 ; Curry, 1997), la constitution de la bibliothèque en sous-unité ou département (Schrader, 1995), l’existence ou non d’une politique d’acquisition (Fiske, 1959), ou encore la somme budgétaire allouée (England, 1974 ; Leon, 1973) sont des variables pouvant entrer en ligne de compte et orienter les bibliothécaires vers la censure.
2° les variables liées à la communauté (community and community action variables) renvoient aux données de recensement, notamment la taille de la population desservie, l’appartenance socioéconomique et ethnique, etc. Autre variable importante, la présence ou l’absence, au sein de la communauté, de groupes de pression [3] exerçant sur les bibliothécaires des pressions indues afin d’acquérir, de proscrire ou de restreindre l’accès à certains types de documents sont à inclure dans cette catégorie.
3° les variables liées aux principaux acteurs communautaires (community leader variables), à savoir l’influence que peuvent exercer certains membres notables de la communauté sur le développement des collections. En dépit du fait que Serebnick (1979) l’ait évoqué dans sa synthèse, aucune étude ne s’est encore réellement penchée sur cette question.
4° les variables liées aux medias (mass media variables) comprennent entre autres la couverture des incidents de censure par la presse. À l’instar de Marjorie Fiske (1959), certains chercheurs ont tenté de déterminer si l’appui ou l’opposition des médias pouvait avoir une influence sur la résolution des cas de censure. D’après Fiske, l’orientation générale de la presse est largement garante du degré d’orthodoxie prévalant dans la communauté.
5° les variables juridiques et légales (judicial and legal variables) renvoient à la jurisprudence et aux lois existantes en matière de liberté intellectuelle et de censure. Ces dernières instituent un cadre légal auquel les bibliothèques sont tenues de se conformer. Toutefois, aucune recherche en bibliothéconomie ne s’est encore penchée de façon systématique sur les effets de la jurisprudence et de la législation sur le comportement censorial des bibliothécaires, mais nous pouvons supposer qu’elle influencerait fortement les choix d’acquisition ou d’élimination de document.
Comme le pointe l’ensemble de ces études, l’attitude et le comportement des bibliothécaires face à la censure résulte aussi bien de facteurs internes aux bibliothécaires, qu’externes à eux.
[1]. Il s’agit là d’une touche d’ironie, car, comme le lecteur avisé pourra le constater, l’ensemble des travaux et études quantitatives et qualitatives sur la censure, que nous avons trouvé, porte sur l’aire nord-américaine, comme si la France était prémunie face à ce phénomène.
[2]. Il s’agit de mesure le degré de personnalité autoritaire des bibliothécaires en partant du postulat que plus l’individu est autoritaire, plus importantes sont ses propensions à censurer.
[3]. Le terme de groupe de pression est à entendre au sens de lobby. Cependant, dans les pays anglo-saxons, le lobby ne revêt pas la connotation négative qu’il a en France. Au Canada ou aux États-Unis, par exemple, les lobbies font partie constituante des fondements démocratiques et font partie intégrante de la vie politique. Alors qu’en France, les termes de lobby et groupe de pression sont associés à une logique corporatiste.
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